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Le prix de la vie

Badinter 1

L'homme est un
animal qui tue.
Il avait, en disant cela,
le regard du vieux sage qui n'a jamais faibli.
Et sur le trottoir en courant passaient des meutes de héros brandissant des armes.

Tu es un
animal qui tue.
Ses yeux étaient braqués sur moi,
noirs, telle l'âme d'un revolver automatique.

Alors moi,
animal qui tue,
j'ai tourné le dos au miroir.

J'ai soufflé,
animal qui tue,

la bougie.

Lors de l’émission « La Grande Librairie » du 15 novembre, j’ai entendu la phrase « L’homme est un animal qui tue » prononcée par Robert Badinter. Elle m’a inspiré deux poèmes. Le premier, présenté ici, est un bigollo reprenant cette phrase en refrain.
On retrouvera le second à la page suivante.
Publié sur la liste Oulipo le 16 novembre 2023.

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La porte

Ce matin
je n'étais pas bien.
Je me suis vu couvert de sang
sur les deux mains, sur les poignets, sur les avants-bras.
Comme ça colle, ce sang, comme il résiste au détergent, comme il macule tout.

J'ai filé
vers le lavabo.
Je me suis vu dans le miroir.
Il coulait de mes canines un filet rougeâtre.

Ô vous, dieux
qui me connaissez,
vous qui me savez généreux,

dites-moi :
suis-je un criminel ?

C'est alors

qu'au milieu
d'un torrent de rires

vint vers moi,
dans le frôlement
de son manteau couleur de neige,

un dieu beau
comme le soleil.
Il m'ouvrit, là, dans mon salon,
au milieu du mur, une porte que j'ignorais.

Et je vis
les corps ballotés
aux flots méditerranéens,
les cadavres desséchés au vent fou du Sahel,
les femmes éventrées au milieu des ruines aux poutres fumantes du Dombass.

À genoux,
j'ai vu l'agonie
des non-blancs chopés dans la rue,
des mauvaise femmes, des non-voilées et des gouines,

des Arabes,
Kurdes, Yéménites,
Chinois dénoncés. Tous m'ont dit

Mais pourquoi ?
Ils me regardaient.

Pourquoi toi ?

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Systoles

Fati et Marie

d'ici vint
le printemps arabe
cet espoir d'un monde de frères
ici vint la haine et le meurtre envers l'étranger
ici titube Fati que le soleil mord la faim torture la soif rend folle

elle tient
la main de Marie
la petite fille qu'elle aime
qui titube et qui gémit et que la soif rend folle

des soldats
en les injuriant
les ont conduites en camion
sous la menace de leurs armes automatiques
ils les ont forcées à descendre au milieu du désert ils les ont abandonnées

sur le sable
le sable brûlant
leurs pieds nus impriment l'oubli
de cet espoir qu'elles avaient eu d'un lieu de paix

Fati chute
la petite fille
la secoue appelle supplie

puis vient sur
deux corps enlacés

le silence 

Bigollo écrit en réaction à la mort de Fati et sa fille Marie, 6 ans, abandonnées dans le désert par des soldats Tunisiens suivant les consignes du dictateur du pays.

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Le prix de la vie

Refus d’obtempérer

Il est mort
dans une voiture
fusillé par un policier.
C'est le corps d'un enfant que sa mère aujourd'hui cherche.
Autour vocifèrent les tribuns des hordes brunes, les policiers de la haine.

Un enfant
qui, les yeux levés
vers la montagne de la vie,
comme il pouvait gravissait ignorant le vertige.

Il est mort :
que chacun se taise.
Écoutons le vent qui se lève

et qui chante
l'histoire obstinée

de l'amour.

Le 27 juin 2023, un nouveau tir de policier sur un conducteur pour refus d’obtempérer a provoqué la mort du jeune Nahel Merzouk, 17 ans, à Nanterre. Ce bigollo est écrit en réaction à ce drame.
Publié sur la liste Oulipo le 29 juin 2023.

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Caravelle déroutée

un jour
l'homme à la figure grise
par force
en déchargeant ses mousquets
s'est emparé du navire
alors
nous qui voguions vers l'azur
nous avons perdu le cap
louvoyé contre le vent
la cale
fit embourrer de son or
de son fabuleux trésor
et la coque s'enfonçait
dans la fange d'une eau trouble

les uns
ont rejoint d'autres esquifs
les autres
se sont laissés débarquer
sur des rives désolées
en pleurs
ils ont vu la voile bleue
d'un vent orgueilleux gonflée
disparaître sans un signe

adieu
compagnons que nous aimions
hélas
plus personne n'a les cartes
nul ne scrute le sextant  

et moi
je rêve au fond de la cale

qui sombre

Ce poème était joint à ma réponse à un correspondant s’inquiétant de la disparition de plusieurs représentants appréciés de la twittérature, qui ont déserté ce réseau social à la suite de l’appropriation de celui-ci par Elon Musk. Sa structure articulée en vers de 2 et 7 syllabes suit un processus d’augmentation/diminution s’inspirant un peu de celle du bigollo. On pourrait appeler cette forme « bigorno » par référence à la bigorne, enclume pointant dans les deux sens
Gilles Esposito-Farèse m’a signalé qu’en modifiant la longueur du dernier vers, ce poème devient un tog. Ceci m’a amené à faire une seconde version de ce poème, qu’on trouvera à la page suivante.

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Fées

C'est l'histoire
d'un plafond de verre.
L'histoire d'un prince charmant,
l'histoire de Perrette brisant son pot au lait,
de la marâtre aux jambes velues et de la jeune fille pure aux mains si douces.

Forcément :
elle n'est pas sûre,
elle n'a pas assez de punch.
Elle se recroqueville avant de se lancer.

Délicieuse...
Grâce et fantaisie...
Elle apporte tant de fraîcheur...

C'est l'histoire.
C'est pas vrai, bien sûr.

Pas chez nous.

Bigollo composé le 8 mars, journée internationale des droits des femmes.

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Anniversaire

Un ciel bleu.
Une terre jaune.
Des missiles zébrant le bleu.
Mines dans le jaune et le paysan se désole.
Marron blindés, marron fumées et gaz, marron les ruines, marron les uniformes.

Regard bleu,
peau sèche peau jaune,
cadavre dans la flaque bleue.
Sous la belle jupe jaune, douleur sans remède.

Du lin bleu
choit corolle. Jaune.
L'hiver étale sa rancœur.

Le ciel bleu
sur la terre jaune.

Bleu, pourtant. 

Ce 24 février, c'est le premier anniversaire de l'agression militaire perpétrée par la Russie de Poutine contre l'Ukraine. Guerre inhumaine toujours pas terminée. Ce bigollo pour commémorer ce triste jour et saluer la résistance du peuple ukrainien.

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Systoles

Séisme

c'est un père
qui serre en sa main
les doigts de sa petite fille
il murmure pour elle seule des mots très doux
il a sur lui son bel anorak orange elle a sur elle ce bloc de béton

le vacarme
des hommes qui courent
des folles pelles mécaniques
il ne l'entend ni les peurs les appels la douleur

c'est un père
qui serre en sa main
les doigts de sa petite fille

qu'ils sont blancs
ces doigts immobiles
au milieu de ces gravats gris
qu'ils sont froids plus froids que les bourrasques de l'hiver

c'est deux mains
qu'un amour unit

comme hier
ses bras vont s'ouvrir
il la serrera contre lui
à son cou s'enlaçant elle lui sera légère
il laisse errer sur le désastre tout autour un regard sans vie un regard vide

les secours
ne sont pas venus
la nuit tombe le froid s'inflige
la poussière et les carcasses ne répondent rien

c'est un père
qui serre en sa main
les doigts de sa petite fille

à l'horloge
l'aiguille des heures

s'est figée

Un tremblement de terre a ravagé une large zone en Turquie et Syrie, avec un bilan humain épouvantable. Une photo prise à Kahramanmaras d’un père, Mesut Hancer, tenant la main de sa fille Irmak morte, a ému le monde entier. Elle a inspiré ce bigollo à structure bousculée.

© AFP – Adem ALTAN

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Oripeaux

derrière les vitres

l'hiver file
le cercle se ferme
persiennes scellées et mes lèvres
le réveil déréglé s'inverse et le temps se freine
le verre de mes fenêtres se teinte de gris persillé de perles gelées
et je reste en ce prisme livide imprégné de mes velléités chétives entre l'éveil et le déclin de ce ciel inerte

vient léger
derrière les vitres
tel le rire des grives ivres
le petit cri d'invite de l'espiègle fillette
elle erre vive de pré en pré entre les spectres des pins empesés de neige

elle émet
de ses lèvres fines
ce minime signe indistinct
et revient le silence éphémèrement brisé
je tire le pêne viens vers elle et même si le pied ripe je me dépêche
de l'index levé vers ses lèvres elle m'intime de ne rien dire et tend ce même index vers les pics ceints de nimbes éthérés

de ses cils
frêle penne vibre
de ses dents brille le fier rire
de ses tresses d'ébène glisse le bercement
elle prend le sentier invisible en plein hiver et m'emmène en terres de gel

elle est reine
de ces neiges vierges
ces névés irisés de ciel
ces pierriers relevés de fins pendentifs de givre

me révèle
immense et limpide
cette sereine liberté

et je rêve
de rendre infinie

cette étreinte 

 

Grand bigollo bivocalique.

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La faute harmonique

accédant
au livre maudit
qui ouvrait la leçon du mal
j'appris à trahir mon maître sans jamais sortir
du paradis pâlissant qui m'avait jadis empli d'un bouillant amour pour l'art

sombre nuit
où chancelai nu
sous la main noire qui flattait
mû par un fol instinct comme couru d'un sang d'or

haletant
j'ai mangé sans faim
un poison fade m'a nourri

tout devint
sauvage jardin

où m'enfouis 

Dans ce bigollo lipogramme en E chaque vers présente toutefois une faute ( ou un clinamen ) dont, relativement au nombre de syllabes, l’emplacement se rapproche de plus en plus du nombre d’or [ou de son inverse selon le calcul] au fur et à mesure que croît la longueur du vers : 2/3 ; 3/5 ; 5/8 ; 8/13 ; 13/21.
Publié sur la liste Oulipo le 10 mai 2022

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