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Séisme

c'est un père
qui serre en sa main
les doigts de sa petite fille
il murmure pour elle seule des mots très doux
il a sur lui son bel anorak orange elle a sur elle ce bloc de béton

le vacarme
des hommes qui courent
des folles pelles mécaniques
il ne l'entend ni les peurs les appels la douleur

c'est un père
qui serre en sa main
les doigts de sa petite fille

qu'ils sont blancs
ces doigts immobiles
au milieu de ces gravats gris
qu'ils sont froids plus froids que les bourrasques de l'hiver

c'est deux mains
qu'un amour unit

comme hier
ses bras vont s'ouvrir
il la serrera contre lui
à son cou s'enlaçant elle lui sera légère
il laisse errer sur le désastre tout autour un regard sans vie un regard vide

les secours
ne sont pas venus
la nuit tombe le froid s'inflige
la poussière et les carcasses ne répondent rien

c'est un père
qui serre en sa main
les doigts de sa petite fille

à l'horloge
l'aiguille des heures

s'est figée

Un tremblement de terre a ravagé une large zone en Turquie et Syrie, avec un bilan humain épouvantable. Une photo prise à Kahramanmaras d’un père, Mesut Hancer, tenant la main de sa fille Irmak morte, a ému le monde entier. Elle a inspiré ce bigollo à structure bousculée.

© AFP – Adem ALTAN

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Ballade damascène

On ne voit en ce funèbre goulet
Nulle couleur, nulle courbure belle.
Rien que pruine, rien que béton croulé
En ce long bourg qui penche et encorbelle,
Piège terrible, grotte où le cœur gèle.
Ni tourterelle en ce ciel boutonné,
Ni ritournelle, ni vol effréné.
Tige ni feuille le tronc noir ne porte.
Herbe flétrie, terre-plein retourné.
O quel vent fier peut ouvrir une porte ?

Tel un fleuve qui peine pour filer
Pour ce qu’un bief étreint le flot rebelle,
En ce couloir fou grouille refoulé
Un cortège lent, et l’heure cruelle
Tourne. Que cherchent en cette ruelle
Jeune, vieux, fille, peuple confiné,
Front penché, lèvre pincée, œil tourné ?
Foule qui peine, piétine, reporte
Lutte et foi, pour ce vivre portionné.
O quel vent fier peut ouvrir une porte ?

Qui voit en cette robe, en ce gilet
Revêtu pour un jour en bleu prunelle,
Ce linge noir terreux, ce cou brûlé,
Coton bourré, brune coulure grêle,
Cette terreur qui hurle nue et frêle ?
Qui lit en ce bel œil vif étonné
Le récit horrifié qui vient ruiner
Le rêve en toute nuit lugubre et torte ?
Et ce ventre que brûle trop jeûner ?
O quel vent fier peut ouvrir une porte ?

Peuple en tout lieu répète un cri tonné
Qu’en linceul jette un prince forcené.
Elève une voix inflexible et forte :
Que ceux qui pleurent voient le jour tourner.
O quel vent fier peut ouvrir une porte ?

Cette photo prise par un représentant de l’ONU montre une distribution de vivres le 31 janvier 2014 à Yarmouk, faubourg de Damas peuplé de réfugiés palestiniens. Elle m’a inspiré cette ballade lipogrammatique : en sont absentes les lettres du mot DAMAS.

Une interprétation musicale m’a été offerte par Jacques Ponzio, lisant le texte accompagné en improvisation par lui-même au piano et par le violoncelliste slovène Cosic. À écouter ci-dessous :


Posté sur la liste Oulipo le 8 mars 2014.

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